Les choses ne sont pas exactement telles qu’elles se laissent pourtant dire.
Le jour où je présentai à ma mère mon ami, je lui dis : voici mon ami. Elle répondit : je suis ravie de le rencontrer. Tous ces mots ne traduisaient pas exactement notre rapport à la situation. Il nous apparaissait pourtant, à elle comme à moi, qu’il était impossible d’en prononcer d’autres.
Plus tard, lorsque je fis l’annonce du tournage à mon ami, je lui dis : tu n’as pas à t’inquiéter. Ou encore : je ne pars pas longtemps. Il me dit : j’ai confiance en toi. Là encore, que dire d’autre ? Et pourtant…Je ne suis pas exactement allé à Naples.
Je n’ai pas exactement pris le train, ou l’avion. Cependant, je suis bien arrivé, et il faisait chaud.
Le rendez-vous avec le réalisateur n’est pas exactement fixé. Lorsque je l’appelle, une voix féminine m’annonce avec l’accent du Piémont une phrase que je ne comprends pas, avant de me raccrocher au nez. L’information aurait-elle pu m’être d’un quelconque secours ? Je me rabats sur la seule adresse que j’ai, et le taxi me dépose devant l’édifice. L’imposante façade ne correspond pas exactement à celle que l’on m’a décrite. Au fronton, des mots et des figures, bien connus. Je crois à une méprise, mais le chauffeur est parti. J’ai peut-être mal compris. J’entre.
À l’intérieur, la fraîcheur fait affleurer les images enfouies d’une certaine enfance. Je traverse l’espace vide, en grattant du regard ses murs décrépis. Une porte au fond, suivie d’une autre plus basse, je retrouve l’intimité d’un espace humain. Pas exactement un bureau, non plus qu’une cuisine, mais il y a du monde. On m’accueille. Je ne saisis pas tout, sauf que nous sommes trois pour l’instant, que nous attendons tous, qu’ils sont là depuis quelques jours déjà. Ils me montrent ma chambre, ou plutôt, pas exactement ma chambre. Avant de m’installer, je m’assois un instant sur le lit. Je sors mon téléphone, envoyer un texto à mon ami. Mais que lui dire, exactement ?
Deux jours, ou plus peut-être, que je suis arrivé. et la chaleur n’a pas cessé. J’apprends à vivre dans ce lieu. Dans les murs, d’abord, que j’arpente souvent en silence pour me les rendre familiers, pour décoller le seul nom que je leur connais et qui ne leur convient plus aujourd’hui — ou peut-être plus exactement seulement. Je m’arrête parfois contre une plaque ou une colonne. Poser mon torse nu contre le marbre. Ces instants de fraîcheur silencieuse, le contact de nos deux âmes en perdition me fait oublier l’étranger que je suis, et je peux ensuite retrouver mes semblables à l’intérieur des pièces plus étroites, où l’interrogation quotidienne nous semble plus facilement domptable.
J’apprends à nous connaître. Ils ont installé avant ma venue le décor avec lequel nous jouons tous les jours. Les règles ne sont pas fixes, je participe aussi à leur invention. Qui sont-ils ? La réponse est peut-être dans la relation qui se noue progressivement entre nous, mais je ne connais pas exactement leurs prénoms, ni le reste d’ailleurs. Plus qu’à définir nos personnages, nous nous attachons à trouver la justesse de nos actions, par l’expérimentation le plus souvent. Nous organisons l’espace autour de nos corps désœuvrés.
Il fait chaud. Personne ne semble venir nous relever de notre attente. Peu à peu, des visiteurs viennent se joindre quelques heures à notre solitude, puis repartent sans promesses. Dans le tissu de notre quotidien, ces nœuds ponctuels nous obligent à repenser tout l’ouvrage, à recentrer la trame autour d’eux, dessinant chaque soir de nouveaux équilibres qui bousculent les certitudes de la veille. Certains viennent aux repas. D’autres, bientôt, la nuit. Pour ces figures de passage, c’est sur le toit que nous vivons, et notre intimité, dessous, repose dans les grands vides.
Du bois de ces échanges, plus faciles, plus tendres, si froids aussi qu’ils ne peuvent advenir qu’au soleil, de nouveaux récits s’initient. Les rôles changent. Les intentions se brouillent. Que se passe-t-il ? Je ne reconnais plus mes partenaires de jeu. Où sont les marques, à présent ? J’appelle comme avant, je désigne, je cite, prolonge, cherche les liens, accueille parfois, accepte, ris même, et soudain moi non plus je ne sens plus la réalité dans ma bouche. Crier peut-être, crier alors ! Mais les corps sont partout : il n’y a rien à faire. J’étouffe.
J’ouvre les portes.
Vacarme dans ma tête.
Je veux partir, abandonner le rôle. Mais je ne peux pas.
Je ne peux pas.
La ville, les symétries. D’autres murs, d’autres noms. L’équilibre, à nouveau, petit à petit. Je marche d’un pas posé maintenant, et sur mon parcours des rues, des places, des marchands, escaliers, poubelles, lampadaires, motos, antennes paraboliques. Des cartons, voitures, balcons, cafés, bornes, pavés, poteaux, portes, piétons, caressés d’herbe et de mousse, d’arbres, de gravats. Autant d’objets à patte blanche posés là pour guider l’histoire, repères invisibles au regard qui pense ou qui vit, et sur lesquels je viens m’asseoir alors, au repos retrouver mon espèce.
Et au milieu, comme des jalons, des métastases, me regardent passer quelques visages figés, frères des corps que j’ai fuis tout-à-l’heure, ceux de pierre et ceux de sang. Ils dansent au gré de mon errance leur valse à deux temps, deux blanches, une noire, ou l’inverse puisqu’ils se travestissent l’un l’autre — dit-on — et que, pour moi de toute façon, leur image est la même. Alors, ces icônes se diluent, et déversent leur crainte sur les proies alentours, et la chaîne sur laquelle je repose, soudain, voit ses maillons rougir, et libère sans prévenir ce qu’elle tenait unique.
Juste avant la chute, je trouve la force de me lever. Le soir est là. Je rentre.
Quelque chose a changé. Contre ma nuque, sur mes mains, je sens un regard nouveau. Toujours personne, pourtant ; que notre langueur infinie, extatique par sursauts au rythme des visites importunes. Autour de moi — avec moi encore — les mêmes scènes : insensibles variations légères, burlesques ou dramatiques. Quel est pourtant ce déplacement, que je semble le seul à saisir ?
Après avoir tenté les accessoires, dansé un peu, nous figeons maintenant le cours du jour, parfois pour un instant, comme des poses durant l’affût. Avec les corps présents, trouver le cadre où prendre place. User d’artifices pour découvrir ce que, décidément, personne ne vient offrir. Et par ces jeux nouveaux, immobiles, les gestes à l’abandon, percevoir désormais un œil — le mien ?
Celui à satisfaire.
Il pleut, maintenant. Mais ce sont toujours des jours de sueur. Combien, exactement, depuis mon arrivée ? Plutôt combien, encore ; car je n’attends plus. Il n’y a pas de réalisateur. J’ai le vocabulaire de l’enfant et du sage et je ne veux plus de script. La fille du Piémont avait peut-être raison, je n’avais rien compris : j’aurais dû, avec elle, me raccrocher au nez le mois dernier — mais quel mois dernier, exactement ?
Avant de les quitter, j’aimerais partager avec mes partenaires un peu de mes impressions nouvelles, mais une fois encore, je ne trouve pas les mots. Comment d’une phrase entamer, là où nos bras furent impuissants ?
Une journaliste vient d’arriver. Je la croise en allant rassembler mes affaires. A-t-elle tenté de me parler ?
Adieux sur la terrasse. Un dernier moment interrompu. Et je pars.
À l’aéroport (la gare), des appels, nombreux, sur mon répondeur, et un surtout : mon ami, désormais, n’est plus mon ami. Plus exactement, du moins. J’éteins le téléphone. Derrière les portes, ma mère.
Je l’accompagne à la voiture. Comme je ne dis rien, elle me parle de la vie ici, mais le sens de ses paroles ne parvient pas jusqu’à moi. Elle croit que je suis bon acteur, elle ne voit pas que je n’entends rien ; tout ce qu’elle voit, c’est la route devant elle et ses vérités partout.
Je suis fatigué. Elle comprend, comme d’habitude. Merci, maman.
À la porte, il y a quelques lettres. Des factures, un calendrier, des numéros utiles, et aussi, une plus grande et plus épaisse au nom d’Ahmed Terbaoui.
La douche me détend. Il fait froid, ici. J’ai faim.
Je regarde la lettre.
Après tout, je ne suis pas Ahmed Terbaoui.
Ou peut-être,
pas exactement seulement.
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